Cet article appartient à notre dossier sur la forfaitisation du stationnaire privé. Le second article, consacré aux explications juridiques détaillées, se trouve ici.

Depuis 2012, le financement des séjours hospitaliers à charge de l’assurance maladie obligatoire des soins (AOS) se fait sur la base de forfaits. La facture adressée par l’établissement à l’AOS couvre l’entièreté des coûts, y compris les prestations médicales. Le montant alloué dépend des SwissDRG, qui déterminent un tarif selon le diagnostic principal retenu au terme de l’hospitalisation du patient. Pour les patients au bénéfice d’une assurance complémentaire, les frais supplémentaires liés au secteur privé des établissements (chambre à un lit et autres services spécifiques), qu’il s’agisse d’hôpitaux ou de cliniques, sont facturés à l’assurance complémentaire après déduction du forfait à charge de l’AOS. Le médecin adresse ses honoraires au patient, avec lequel il est lié par une relation thérapeutique personnelle. Charge à ce dernier de se faire rembourser par sa complémentaire. Cette organisation, qui repose sur le libre choix du médecin, assure l’indépendance de celui-ci et garantit la liberté thérapeutique dans la relation avec le patient.

Cette situation est menacée. Au prétexte d’une amélioration de la transparence, à laquelle un groupe de travail des organisations faîtières des prestataires de soins et leurs partenaires s’est attelé, plusieurs assureurs ont dénoncé les contrats les liant aux cliniques. Ils souhaitent conclure un accord débouchant sur une forfaitisation des prestations stationnaires, soit l’application du modèle des SwissDRG au secteur privé. En fonction du diagnostic retenu, la clinique adresserait une facture unique à l’assurance complémentaire, comprenant désormais les honoraires médicaux. La clinique serait alors responsable de redistribuer aux médecins la part correspondant à leurs prestations selon une répartition qui n’a à ce jour pas été discutée.

Côté assureurs

Les assureurs invoquent une simplification du travail administratif et un meilleur contrôle de la facturation privée. « Le prétexte de limiter les coûts de la santé sert en réalité à optimiser les marges des assureurs et des cliniques, qui sont la possession de grands groupes financiers imposant des rendements financiers excessifs à leurs établissements, souligne le Dr Philippe Eggimann, président de la SMSR et de la SVM. Ils sont davantage motivés par le profit que par la qualité des prestations soi-disant proposées aux assurés. » Des intérêts qui nuisent à la pratique du médecin indépendant, mais aussi aux patients.

Côté cliniques

Les cliniques subissent une pression énorme de la part des assureurs. En raison de la concentration de ce marché, refuser une proposition d’un des quatre grands groupes d’assurances du domaine complémentaire reviendrait à perdre 25% des assurés. La pression au rendement des assurances sur les cliniques se répercuterait alors sur les médecins, qui se trouveraient en position de faiblesse au moment de négocier la part du forfait qui leur serait attribuée. Afin de maximiser leur part de l’enveloppe, les cliniques n’auraient aucune incitation à bien rémunérer le médecin. Plus encore, elles pourraient être tentées d’imposer des procédures sur la base de critères économiques au détriment de la qualité des prestations. En excluant les médecins qui sont prêts à discuter des adaptations demandées par les autorités de régulation et en cherchant à imposer ce modèle, elles prennent donc le risque d’un démantèlement du système dont l’efficacité nous est enviée dans les pays qui nous entourent.

Côté médecins

Du côté des médecins, la marge de négociation est faible, mais les partenaires ont franchi la ligne rouge. Une situation de concurrence déloyale ente les médecins risque de s’installer. Ceux possédant une grande renommée seraient privilégiés par les cliniques, en raison du nombre important de patients qu’ils ramèneraient. Il leur serait donc plus facile de négocier une répartition du forfait avantageuse. Pour les autres médecins en revanche, la part des honoraires proposée par la clinique serait à leur désavantage. Comme la même logique serait appliquée par tous les établissements privés, les jeunes professionnels n’auraient pas d’autre choix que d’accepter les conditions des cliniques, devenant ainsi leurs salariés. Une dynamique qui entraînerait un dumping salarial dans le corps des médecins indépendants et la fin programmée de la liberté thérapeutique au profit des impératifs économiques de l’employeur.

« Le danger principal à court terme est la perte du statut d’indépendant du médecin, désormais rétribué par les cliniques, explique le Dr Eggimann. Du point de vue de l’AVS et des autorités, l’inclusion des honoraires dans un forfait remet en cause le caractère indépendant de la pratique professionnelle. Il est par ailleurs probable que cette forfaitisation imposée dans le domaine des assurances sociales soit incompatible avec le cadre qui régit les assurances complémentaires. Elle risque en particulier d’être considérée comme une forme d’entente cartellaire, incompatible avec les exigences de la loi sur la concurrence. »

Côté patients

L’inclusion des honoraires médicaux à charge des complémentaires dans des forfaits facturés par les cliniques induirait une pression au rendement qui remettrait directement en cause la liberté thérapeutique du médecin choisi par le patient. Avec des prises en charge imposées, le médecin ne pourrait plus être le garant de la qualité de la prestation médicale, alors qu’il est le seul à être en relation directe avec le patient et qu’il doit assumer les responsabilités pénales et civiles de la prise en charge. Le choix des examens à effectuer et des modalités de traitement, en particulier le choix de dispositifs médicaux (prothèses par exemple), seraient limités par l’application de critères économiques plutôt que de critères de qualité. « On voit déjà des exemples de ces dérives ailleurs dans le monde, illustre le Dr Eggimann. Aux Etats-Unis, le greffon veineux a été systématiquement préféré à la transposition d’artères mammaires pour les pontages aortocoronariens pendant de nombreuses années. Il s’agit d’une opération moins longue et qui peut être en partie pratiquée par un technicien spécialisé. Malheureusement, le taux d’occlusion est plus important qu’avec les artères mammaires transposées. Ainsi, la pression économique a conduit de nombreux chirurgiens à privilégier cette opération de moindre qualité. »

Autre conséquence funeste : la fin du libre choix du médecin par la priorisation du choix de l’institution ayant ou non contracté avec l’assureur. Or, ce libre choix fait partie des prestations supplémentaires couvertes par l’assurance complémentaire, avec la chambre privée ou semi-privée. Avec des médecins employés des cliniques, elles-mêmes affiliées à des assureurs, le libre choix serait sérieusement réduit. L’assurance complémentaire détruirait ainsi une de ses raisons d’être. Pour les assurés, difficile de garder une réelle liberté de choix : la possibilité d’instaurer des réserves dans les contrats d’assurance complémentaire implique qu’ils sont bien souvent captifs. Enfin, il n’y a aucune garantie que l’adoption de forfaits fasse baisser les primes d’assurance complémentaire. Depuis quelques années, les primes complémentaires augmentent, alors que le choix des établissements est progressivement limité par les conditions d’assurance de plus en plus restrictives. Les profits du changement de système proposé permettraient aux assureurs de maximiser encore leur marge économique.

Comment les médecins peuvent-ils s’organiser ?

  • Faire bloc face aux assureurs et aux cliniques pour être pris en compte dans les réflexions à venir. Confier la négociation des honoraires à des représentants issus des associations professionnelles (sociétés médicales ou groupes de spécialité).
  • Proposer des conventions tarifaires liant les médecins, les cliniques et les assureurs complémentaires dans le respect du droit de la concurrence. Elles serviraient de garantie de liberté thérapeutique, mais aussi de transparence des coûts. Elle assurerait ainsi aux patients des interventions médicales de qualité, sans explosion injustifiée des primes ou réduction des prestations prises en charge.
  • Informer le public sur les conséquences du système proposé, qui va à l’encontre de leurs intérêts : fin du libre choix du médecin, baisse de qualité des prestations, aucune garantie de diminution des primes et toute-puissance des assurances.

« Seule la cohésion du corps médical permettra aux médecins d’être pris en compte dans les solutions à mettre sur pied ces prochains mois. Des propositions doivent être faites pour répondre aux exigences de transparence des autorités de régulation, donner la garantie d’une facturation adéquate aux assureurs, et assurer un prix correct aux patients tout en conservant la liberté thérapeutique par rapport aux contraintes économiques. » Dr Philippe Eggimann

Le point juridique

Vous retrouverez le détail des explications juridiques dans cet article.

Financement

Dans le cadre de l’assurance obligatoire des soins, l’assureur rembourse le fournisseur de prestations, à savoir l’établissement hospitalier. La facture adressée à l’assurance comprend l’entièreté des coûts : le matériel médical, l’administration, l’hôtellerie (lit et repas) et les prestations médicales.

► Art. 39 et 49 LAMal

Dans le privé, le médecin et l’établissement sont considérés comme des entités juridiques indépendantes. Le médecin est lié avec le patient par un contrat partiel de soins couvrant toutes les prestations médicales, et la clinique par un contrat d’hébergement et de soins. La clinique facture ses frais médico-techniques, et le médecin ses honoraires. La partie équivalente au stationnaire public est facturée à l’assurance obligatoire, et les prestations supplémentaires sont adressées à l’assurance complémentaire.

Protection tarifaire

Si la prestation est couverte par la LAMal, le fournisseur de prestations ne peut pas réclamer davantage à l’assurance. Dans le public, les SwissDRG définissent les tarifs pour les interventions stationnaires. La part des honoraires du médecin y est d’environ 20%.

Les SwissDRG autorisent la facturation à l’assurance complémentaire de prestations supplémentaires véritables (« echte Mehrleistungen »). Ces prestations sont la chambre à un ou deux lits et le libre choix du médecin.

► Art. 44 al. 1 LAMal

► SwissDRG

FINMA

Elle possède le rôle de surveillance des assurances privées, pour protéger les assurés contre les abus de primes. Elle impose aux assureurs de garantir la transparence, ce qui passe par une bonne connaissance des frais des cliniques. Pour cette raison, les cliniques doivent distinguer clairement les frais concernant l’assurance obligatoire et ceux du ressort de l’assurance complémentaire. La facture de l’assurance complémentaire ne doit comprendre que les prestations supplémentaires véritables.

► Art. 1 al.2, 38, 46 al.1 let. d + f LSA

Top-down et bottom-up

Pour assurer l’exigence de transparence de la FINMA, les assurances privées souhaitent passer du système top-down au bottom-up. Le système top-down consiste à lister toutes les prestations supplémentaires au SwissDRG, notamment le matériel détaillé. Avec le système bottom-up, ces prestations sont considérées comme équivalentes à la valeur de la chambre privée ou semi-privée. Cette majoration est versée par l’assurance complémentaire.

La clinique facturerait donc la part de DRG à l’assurance obligatoire et la chambre privée ou semi-privée à la complémentaire. Le médecin obtient 20% du DRG reçu de la clinique et facture le libre choix du médecin à l’assurance complémentaire.

Facturation

Le système stationnaire privé repose actuellement sur une facturation complexe : la facturation des frais d’hôtellerie et de soins par la clinique, et la facturation des honoraires par le médecin. En souhaitant instaurer un forfait, les assureurs entendent faciliter le travail administratif, contrôler les dépenses des cliniques et les honoraires des médecins.

L’intégration de la facturation ne repose sur aucune raison juridique. Il y a des arguments juridiques forts pour la facturation séparée : le médecin et la clinique sont deux acteurs distincts, qui ont conclu deux contrats distincts avec le patient. La facturation unique n’est ni exigée par la LAMal ni par la FINMA.

A retenir

  • Sous la pression des assureurs, les cliniques vont appliquer la facturation bottom-up. Il sera difficile pour les médecins de résister à cela.
  • Les médecins doivent à tout prix résister à l’intégration de la facturation de leurs honoraires. Cela signerait la fin de leur indépendance, car les cliniques auraient un droit de regard sur les honoraires du médecin, voire la possibilité de les négocier.