Ce phénomène s’observe également à des degrés divers dans d’autres segments de la santé, comme la médecine dentaire ou la pharmacie. Le secteur est en train de se reconfigurer. On connaissait déjà l’intérêt de la banque Migros pour les cabinets médicaux et ses liens avec certains assureurs maladie, notamment Swica, dont elle a repris les centres médicaux. Et la Coop n’est pas loin derrière, en attendant l’offensive des acteurs de la pharmacie et du médicament, tous caractérisés par leur capacité d’investir.

Investir dans la santé : quelles limites ?

Cette situation est apparue plus nettement après la crise bancaire de 2008 qui a poussé de nombreux acteurs à trouver de nouvelles opportunités d’investissement, souvent par le truchement de l’immobilier. On peut y voir un signe de dynamisme, mais aussi certains risques. Cette évolution résulte aussi largement des entraves mises à la croissance naturelle des cabinets médicaux (clause du besoin, gel tarifaire, mise aux normes), qui ont mis fin à une forme d’autorégulation. Dans tous les cas, il s’agit d’un changement de paradigme qui confirme la tendance à faire de la médecine un bien de consommation pas tout à fait comme les autres.

Après le secteur hospitalier, qui s’est fortement concentré en mains publiques ou privées, c’est le dernier bastion de la médecine ambulatoire et libérale qui est à son tour investi. Si les médecins qui s’y engagent y trouvent leur compte, dans la mesure où cela répond à certaines de leurs aspirations, et les patients aussi, pourquoi faudrait-il s’en alarmer ?

Il faut en tout cas se donner les moyens de saisir la portée du changement et de l’anticiper, car les contours de ce nouveau système ne se dessinent que par étapes. Ainsi, qu’en est-il du devenir des liens entre un réseau comme Delta, régi par des contrats sous-jacents avec des assureurs maladie, et les centres de santé du type Medbase, dont l’administrateur est le même ? Un certain flou subsiste et rend la situation difficile à décoder. Un autre enjeu majeur, à n’en pas douter, aura trait à la protection des données des patients, dont le secret médical reste la meilleure garantie.

La liberté thérapeutique, un acquis à préserver

Sans être dogmatique, il y a plusieurs raisons de rester vigilant. Les règles du jeu sont en train de changer radicalement. La gouvernance des nouvelles structures qui émergent échappe progressivement à la logique médicale et aux médecins eux-mêmes, dans la mesure où, même s’ils ont la possibilité de rester indépendants, ils ne sont plus entrepreneurs ni propriétaires, ni même employeurs. Cela ne peut que contribuer à restreindre peu à peu leur marge de manœuvre et, à terme, leur liberté thérapeutique envers les patients. Leur appartenance à une société médicale, et le cadrage de ces relations sont toutefois de nature à réduire ce risque.

C’est bien le statut d’indépendant, déjà miné par de nombreux facteurs, qui est en cause. Dès lors, des questions se posent. Quel indépendant pourrait s’offrir le luxe de louer des surfaces dans la nouvelle gare de Lausanne ou au Flon ? Inversement, quels sont les nouveaux investisseurs qui ouvrent des centres de santé loin des grandes villes ? Pourquoi la logique administrative des structures publiques et commerciales des privés l’emporte-t-elle progressivement et parfois brutalement sur la logique et l’éthique médicales, mais aussi sur les règles implacables de l’économicité qui s’imposent aux seuls indépendants, facturant sous leur propre nom ?

Prendre les devants pour construire l’avenir

Comme le montre ce dossier du Courrier du Médecin Vaudois, il existe des alternatives [ndlr: retrouvez le dossier complet sur le site de la SVM]. Il faut probablement en susciter d’autres qui préservent un équilibre dans lequel il reste un espace pour une activité médicale indépendante. Au pire, si malgré tous les efforts, confrontés aux forces du marché et de l’Etat, les médecins devaient tous devenir des employés, autant qu’ils deviennent les employés d’eux-mêmes. C’est sans doute ce qui explique la croissance des sociétés abritant des cabinets médicaux.

Seules cette créativité et cette capacité d’innovation pourront ménager des lieux de pratique en mains des médecins et des alternatives qui sauveront en définitive la médecine, où qu’elle s’exerce.

L’arrivée de la grande distribution dans le secteur n’a pas fatalement les mêmes impacts que dans l’agriculture, car ici, c’est le médecin qui garde le contact direct avec la clientèle… pardon, la patientèle.

Source :

Courrier du médecin vaudois, mars-avril 2019 : https://www.svmed.ch/association/publications-svm/courrier-du-medecin-vaudois/