Comment voyez-vous la fin de cette crise sanitaire ?

L’enjeu réside dans une relance maîtrisée pour éviter le risque de subir une deuxième vague épidémique. Il est essentiel de réussir cette étape et il faudrait qu’elle puisse se faire dès que possible, sans quoi nous pouvons craindre de devoir affronter ensuite une crise médicale en raison de la mise entre parenthèses du suivi des maladies chroniques et de l’ajournement de certains traitements médico-chirurgicaux et/ou médi­camenteux. On peut s’attendre à un certain nombre de décompensations, de burnouts, voire de suicides, avec une quantité d’entreprises sur la corde raide. Il est impératif d’établir une cartographie de l’impact sani­taire, social et économique de la pandémie. La relance économique nécessitera la mise en place d’un soutien personnel et collectif des forces vives. Je songe en particulier au port de masques de protection dans les commerces. Personnellement, j’ai toujours été un adepte du masque de protection, car il rend visible l’invisible. Il sera également indispensable de mettre en place des normes claires pour les personnes à haut risque et les nouveaux cas, et de garantir leur traçabilité pour endiguer la transmission du virus. Le chemin vers le retour à la normale sera long et nécessitera la solidarité de toute la population. Notre société doit profiter de ces circonstances particulières pour repenser notre mode de vie et l’impact de nos comportements.

Que pensez-vous de la stratégie nationale contre le COVID-19 ?

Elle donne la priorité à l’éthique médicale et à l’équité. Elle illustre le principe que chaque vie compte et que chaque ­personne doit avoir les mêmes chancesd’être prise en charge. Fondamentalement, la stratégie actuelle de la Suisse est directement inspirée du modèle mathématique publié le 28 février dernier dans The Lancet (« Feasibility of controlling COVID-19 out­breaks by isolation of cases and contacts »), et qui montre qu’il faut aplanir le plus ­possible la courbe de progression des ­nouveaux cas. C’est le seul moyen de ­réduire l’impact sur la population générale tout en permettant à l’ensemble du réseau médical mobilisé contre la pandémie ­(personnel soignant, services de soins ­intensifs, etc.) de ne pas être totalement submergé. Il me semble important de dire et de rappeler que la protection des personnes les plus vulnérables est l’enjeu majeur de cette crise à la fois sanitaire, économique et sociale. Peut-être aurions-nous pu agir plus vite et plus efficacement. L’Histoire nous le dira. Personnellement, je garde un souvenir teinté d’amertume du week-end du 13-15 mars, où tant de gens se prélassaient sur les terrasses ou sortaient en groupe pour prendre le soleil, alors que le Conseil fédéral venait de promulguer son ordonnance interdisant les rassemblements de plus de cinq personnes dans l’espace public, afin de lutter contre la propagation du COVID-19. La pénurie de matériel de protection, surtout les masques qui ont vraiment fait défaut au début de la crise, justifiera sans doute aussi une remise en question.

Tout cela a influencé l’évolution de la pandémie…

Au final, le prix à payer est un prolongement de la durée de la crise sanitaire, avec des conséquences économiques forcé­ment plus importantes. L’impact financier des mesures liées au semi-confinement est d’autant plus violent que toutes les ­entreprises et les personnes qui ne peuvent pas se reconvertir au télétravail ont dû ­totalement interrompre leur activité. ­Certaines en sentiront certainement les effets pendant plusieurs années, malgré les milliards débloqués en urgence par la Confédération pour limiter les dégâts. Les indépendants, en particulier, sont sévèrement touchés. Or, ils représentent 13 % de la population active. Parmi eux, les médecins, les physiothérapeutes, les infirmiers et les ergothérapeutes, notamment, sont à risque d’être durablement fragilisés par les restrictions qui leur sont actuellement imposées. Ce qui, dans le contexte d’une crise sanitaire, est tout de même un comble. Au sortir de cette épreuve, il ne faudra pas oublier les soignants. Il va donc falloir réfléchir à une sortie de crise intelligente et rapidement envisageable, quand bien même certaines contraintes seront certainement maintenues pendant encore un certain temps – je fais allusion aux grands rassemblements comme les con­certs, les festivals et les matchs de football, par exemple.

Vous n’échappez pas personnellement à ces contraintes…

En tant que directeur du Centre ­ophtalmologique de Rive à Genève, je me trouve en effet face au dilemme du chômage partiel pour mon personnel paramédical et mes collaborateurs administratifs. Et comme la très grande majorité des patrons, je suis placé dans la nécessité de rechercher un soutien financier pour pouvoir traverser cette crise en sauvegardant mon entreprise et les emplois de mes collaborateurs. Les démarches pour obtenir de l’aide, que ce soit un prêt, une remise de loyer, des ­indemnités liées à une réduction de l’horaire de travail (RHT) ou des allocations pour perte de gain (APG), sont devenues le lot quotidien des dirigeants d’entreprises de toute taille. On ne compte pas les médecins qui travaillent à titre indépendant dans une petite structure et qui vivent dans la crainte d’une importante baisse de revenus du fait qu’ils ne sont plus auto­risés à traiter que les cas indispensables ou urgents.

Ce qui est susceptible d’entraîner des conséquences sur la santé générale de la population…

En effet, la population craint tellement de sortir de chez elle en cette période de semi-confinement qu’elle hésite à consulter un médecin en cas de besoin. Dans le ­canton de Genève, nous avons constaté, comme partout ailleurs en Suisse, une chute considérable du nombre des consultations pour tous les problèmes de santé non liés au COVID-19. Cela concerne ­notamment les infarctus, les accidents vasculaires cérébraux (AVC), les patho­logies relevant de la traumatologie et, ­finalement, toutes les autres situations courantes en médecine, qu’elles constituent ou non des urgences. Il y a donc lieu de penser que la population est en train de délaisser sa santé. Un appel fort et une présence remarquée dans les médias a été nécessaire pour lui rappeler qu’elle ne ­devait pas perdre le réflexe d’appeler le médecin.

Comment le canton de Genève a-t-il ­réagi à la crise ?

Très rapidement, les Hôpitaux can­tonaux universitaires (HUG) ont été ­dévolus au COVID-19, dans le cadre d’une stratégie de partenariat avec les cliniques privées et l’Association des médecins du canton de Genève (AMGe). Le but était de rassembler toutes les ressources disponibles en termes de personnel, de matériel et de soins. L’Hôpital de La Tour est intervenu tout particulièrement en première ligne, avec la mise à contribution de ses services de soins intensifs et de soins ­intermédiaires. Trois cliniques – les Grangettes, la Colline et Générale-Beaulieu – ont également joué un rôle primordial, en intégrant la prise en charge de patients non-COVID et les suites de traitements initiés aux HUG dans leurs services de soins intermédiaires. Enfin, les médecins de ville ont œuvré avec l’Institution genevoise de maintien à domicile (IMAD) et les physiothérapeutes pour préserver et assurer la couverture de la population sur l’ensemble du canton.

Qu’avez-vous entrepris en tant que ­président de l’AMGe ?

Tout d’abord, il a fallu abattre un travail de coordination considérable. Le scénario catastrophe qui avait été annoncé au ­début de la crise a fait craindre que les ­ressources humaines mobilisables dans les services de soins intensifs et de soins intermédiaires ne soient débordées. D’où la stratégie de partenariat adoptée par le canton. Pour ce qui est de l’approvisionnement en matériel de protection (masques, gel, lunettes et surblouses), le travail se fait toujours à flux tendu. Pour fournir l’ensemble des médecins de ville, y compris ceux qui se rendent directement au domicile des patients dans le cadre d’unités mobiles afin d’effectuer des prélèvements, on a souvent dû se débrouiller, par exemple en passant par des réseaux informels. Il a également fallu installer une application de télémédecine, docteur@home.ch, à partir de la base existante, hug@home.ch. Enfin, une collaboration avec les médias a été ­indispensable pour faire passer des messages utiles à la population.

Vous avez une autre casquette, celle de conseiller national…

Les 23 et 24 avril, je siégerai effectivement à Berne, au sein de la Commissiondes finances du Conseil national. De nombreuses décisions impératives pour notre pays seront prises sur le plan financier. L’axe de travail et le cap qui devra être ­suivi ont été déterminés par le Conseil ­fédéral au cours de ces dernières semaines. J’en mesure la portée. Puis, début mai, je participerai à la séance extraordinaire du Conseil national. Les débats s’annoncent animés. À noter que la réunion se tiendra dans le hall de Bernexpo, afin de respecter strictement les mesures imposées par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Le contrôle du Conseil fédéral par le Parlement est à mon avis essentiel. Les montants en jeu sont colossaux, à l’image des chiffres que nous voyons ­passer depuis le début de la pandémie du COVID-19.

Un mot en tant que vice-président de la Fédération des médecins suisses (FMH) ?

En ce moment, le comité de la FMH se réunit en visioconférence deux à trois fois par semaine, le soir. Le but est de déve­lopper une vision nationale de la situation et de partager des informations, qu’elles viennent de notre propre expérience ou d’ailleurs : associations cantonales, auto­rités, etc. Nous faisons office de relais ­direct avec l’OFSP pour certaines questions impérieuses, comme celle des limitations de temps actuellement imposées pour la facturation des prestations de télémé­decine par le système Tarmed. C’est un exemple édifiant.